Mary DAVIS. Sylvia Pankhurst. A life in Radical Politics. Pluto Press, Londres et Sterling (USA), 1999. 158 p. Préface de Richard Pankhurst, fils de Sylvia Pankhurst. Site internet : Pluto Books
Sylvia Pankhurst, personnalité de premier plan du courant communiste de gauche en Grande-Bretagne, est d’actualité. D’honorables membres travaillistes du Parlement de Sa Majesté, dont Tony Benn, ont proposé cet été 1999 qu’une statue soit édifiée Trafalgar Square pour lui rendre hommage. En même temps est publié un livre sur son engagement politique de 1910 à 1960. Avant de faire un recensement critique de ce livre, il nous semble indispensable de donner quelques précisions biographiques.
Estelle Sylvia Pankhurst (1882-1960) a été incontestablement l’un des phares du mouvement révolutionnaire en Grande-Bretagne de 1914 à 1924. Elle était la fille de la célèbre féministe Emmeline Pankhurst (1858-1928), qui avec sa fille aînée Christabel, dirigeait la Women’s Social and Political Union (WSPU), fondée en 1903. Cette organisation féministe, qui demandait le droit de vote pour les femmes, travailla un temps avec l’Independent Labour Party (ILP), et eut quelque temps des liens avec la classe ouvrière. En 1914, 90 % des travailleuses n’étaient pas syndiquées, avaient des salaires très bas par rapport aux hommes, et 90 % des adhérents aux syndicats étaient des hommes. Souvent, le WSPU, se livra à des actions spectaculaires et violentes, à la limite du terrorisme (explosifs dans les stades, attaques de bâtiments et de trains, lacération de tableaux dans les musées), pour exiger le suffrage universel pour les femmes : d’où le nom de “suffragettes”. A côté de cet organisme, création de la famille Pankhurst, existait depuis 1897 la NUWSS (Union nationale des sociétés pour le suffrage féminin), expression des couches moyennes et bourgeoises féministes. Après 1911, en marchant souvent de concert avec le Parti libéral, le NUWSS, atteignit le chiffre considérable de 53.000 membres en 1914.
Plus attirée par les quartiers pauvres de l’East End à Londres, du nord de l’Angleterre et d’Ecosse, Sylvia Pankhurst devint une activiste de la propagande féministe à partir de 1906, mais loin des quartiers bourgeois, où le mouvement recrutait ses “suffragettes”. Après 1912, elle fut la figure majeure de la East London Federation of Suffragettes (ELFS), seule véritable fédération prolétarienne du WSPU. Vivant dans des conditions misérables, souvent arrêtée pour agitation, Sylvia Pankhurst fut l’âme indomptable de l’ELFS.
La rupture avec la WSPU, une rupture aussi avec la dictature sans partage de sa mère et de sa sœur, eut deux causes. D’abord l’éloignement d’avec le mouvement ouvrier. L’organisation des Pankhurst prenait de plus en plus une tournure activiste, au sein de la classe moyenne. En 1913, elle formait une “armée du peuple” “une organisation d’hommes et de femmes pour lutter ensemble pour la liberté”. De problème ouvrier, du danger de la guerre, il n’était pas question dans son programme. Pour toutes ces raisons, Sylvia, proche du prolétariat quel qu’en fut le sexe, rompit avec le mouvement de sa mère et sa sœur, qui l’expulsèrent sans management, elle et sa fédération de “pauvresses” de l’East End. En mars 1914, voyait le jour le premier numéro du Woman’s Dreadnaught (“le cuirassé de la femme”, du nom d’une classe moderne de cuirassés de la Royal Navy). Quelques mois plus tard, c’était la guerre.
Toutes les organisations féministes de “suffragettes” se prononcèrent en faveur de la défense de la “patrie”. Le WSPU de la mère de Sylvia fit campagne pour le recrutement obligatoire des jeunes gens dans l’armée et demanda même le service obligatoire pour les femmes. Après octobre 17, Mrs Emmeline Pankhurst exigea une intervention armée de l’Entente pour écraser les conseils. Elle s’engagea dans le Parti conservateur.
L’attitude de Sylvia fut tout autre : un engagement internationaliste total contre la guerre. L’ELS devint de moins en moins une organisation à coloration “féministe”. En 1917 l’organe de la fédération de l’East End prit le nom significatif de Workers’ Dreadnaught; il eut une diffusion de 10.000 exemplaires. L’organisation devint socialiste-ouvrière : la Workers Suffrage Federation (WSF) gommait toute référence au mouvement “suffragette”, en gardant le même sigle : elle se dénomma Workers’ Socialist Federation (WSF). Il est vrai qu’en 1916 les femmes de plus de 30 ans avaient obtenu le droit de vote, droit qui entra dans les faits en 1918. L’organisation était ouverte aux hommes et dirigée presque exclusivement par des femmes, ce qui était une exception dans le mouvement révolutionnaire. Elle défendit vigoureusement la Russie des conseils, et prit l’initiative de créer en Grande-Bretagne en septembre 1918 un Bureau d’information sur la Russie populaire (People’s Russia Information Bureau).
Des liens de plus en plus étroits avec le mouvement des shop stewards (délégués d’atelier), en dehors des syndicats officiels, un antiparlementarisme affirmé montraient cependant une orientation “gauchiste”, loin des positions des bolcheviks russes. En décembre 1918, Sylvia écrivait qu’il s’agissait maintenant “d’abolir le Parlement, produit et instrument du système capitaliste, et de le remplacer par des délégués des conseils ouvriers”. Néanmoins, elle prenait contact avec Litvinov à Londres, et devint un centre de liaison pour les courriers du Komintern après 1919.
Le groupe de Sylvia Pankhurst était certes réduit (400 à 500 membres) mais il joua un rôle non négligeable dans la formation du mouvement communiste en Grande-Bretagne. Dès 1919, elle demanda l’affiliation de son courant au Komintern, et s’inséra dans le courant de gauche. Elle se dépensa sans compter pour l’IC et la formation de partis communistes en Europe, de Bologne à Francfort. Présente au 2e congrès de la nouvelle internationale (1920), elle s’opposa rapidement à Lénine sur les questions parlementaire et syndicale. A son retour, elle participa à la conférence des Pays-Bas, organisée par le Bureau d’Amsterdam, influencé par les positions des “gauchistes”. Ces “gauchistes”, attaqués par Lénine dans La maladie infantile du communisme, étaient Gorter, Pannekoek et le KAPD allemand.
La question de l’existence d’un parti communiste en Grande-Bretagne et son attitude face au Labour Party prit une particulière importance. Sylvia évolua vers une position critique vis-à-vis du Komintern et des bolcheviks russes. Le BSP (British Socialist Party) était pour accepter intégralement les positions de Lénine d’adhérer au Labour Party, auquel il était d’ailleurs affilié. Sylvia n’accepta pas une fusion de son organisation avec le BSP pour adhérer au Labour qui avait soutenu la guerre. En juin 1920, elle décida de créer le Communist Party, section britannique de la troisième internationale (CP-BSTI). Dans un point de son programme, elle affirmait qu’à côté des conseils ouvriers, agiraient des conseils de ménagères faisant entendre la voix des femmes, et intervenant dans les domaines de la vie quotidienne (nourriture, ménage, habillement) et de l’éducation des enfants.
La WSF se trouva néanmoins vite isolée, lorsque se constitua à la fin de juillet 1920 le Parti communiste de Grande-Bretagne (CPGB), fruit de la fusion du BSP et de plusieurs organisations favorables au Komintern. L’emprisonnement de Sylvia Pankhurst pour “sédition”, d’octobre 1920 à mai 1921, fit que son organisation se fondit formellement dans le CPGB en janvier 1921 à Leeds. Néanmoins, elle n’hésita pas à publier la critique de Lénine par Gorter dans le Worker’s Dreadnaught. En septembre 1921, Sylvia fut exclue avec son organisation du CPGB.
Jusqu’à l’automne 1924, elle milita dans le Communist Workers’ Party, qui se considérait comme la section de l’Internationale communiste ouvrière (KAI) fondée par Gorter. Le grand mérite de son organe, qui conservait le titre de Worker’s Dreadnaught, fut de faire entendre la voix des opposants communistes en Russie : l’Opposition ouvrière d’abord, puis celle du Groupe ouvrier de Miasnikov. L’un des aspects de l’intervention du CWP fut son intervention dans le mouvement des chômeurs, en fondant une éphémère et quelque peu fantomatique Unemployed Workers’ Orgnanisation (UWO). En septembre 1924 Sylvia Pankhurst cessait son engagement communiste et le Workers’ Dreadnaught disparaissait.
Le livre de Mary Davis insiste essentiellement sur le parcours féministe de Sylvia et marque une méconnaissance du mouvement communiste de l’époque au niveau international, mais aussi une méconnaissance des archives de l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam (IISG), qui détient les archives des Pankhurst. L’action de Sylvia Pankhurst dans le Komintern est passée sous silence. L’activité dans l’Internationale communiste ouvrière est ignorée. On regrettera aussi que les autres tendances communistes de gauche, en Ecosse et au Pays de Galles, ou anarcho-conseillistes (comme la tendance de l’Ecossais Guy Aldred) ne soient pas mentionnées[1].
La dernière partie du livre de Mary Davis décrit l’évolution finale de Sylvia Pankhurst (les 3 “anti” : “anti-impérialisme; “antiracisme” et “antifascisme”) et apporte des éléments peu connus et fort intéressants, que bien souvent ses admirateurs “gauchistes” passent sous silence[2]. Ces éléments sont d’abord d’ordre historique et dévoilent un aspect peu connu de la “gauche” travailliste et socialiste britannique.
On apprend que l’Independent Labor Party (ILP) avait un faible pour les théories racistes de Karl Pearson qui substituait à la lutte de classe la “lutte entre les races” comme “mécanisme de progrès”. La soeur de Sylvia, Christabel, demandait le droit de vote pour les femmes pour “rendre service à l’Etat et à la patrie, à la race et à la famille”. Le même ILP, auxquels adhérèrent tous les Pankhurst, publiait en 1905 une brochure, où il condamnait l’immigration des Juifs russes fuyant les sanguinaires pogroms tsaristes, comme un facteur de “corruption” de “notre mode de vie et tempérament national”. On retrouve le même racisme dans le BSP (British Socialist Party) face à l’immigration noire. Le quotidien socialiste Herald des 10 et 12 avril 1920 décrivait les Noirs (en particulier les troupes françaises d’occupation en Allemagne” comme des “sauvages” et des “violeurs”.
Bien entendu, Sylvia Pankhurst s’opposa vigoureusement à cette “gauche” et dénonça dans le Workers Dreanaught toute forme de racisme et d’oppression coloniale.
Après 1924, Sylvia Pankhurst continua à dénoncer la prétendue civilisation teintée de racisme. Elle créa des comités pour secourir les victimes du fascisme et de l’antisémitisme, et leur assurer du travail. Elle se réengagea dans des activités féministes, mais loin de la cause ouvrière. En 1934, elle devint une figure de premier plan (elle en était la trésorière) de l’International Women’s World Committee against War and Fascism (Comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme), fondé à Paris en 1934. De plus en plus, surtout après 1935, elle s’orienta dans une direction que l’on qualifierait aujourd’hui de tiers-mondisme avant la lettre. A l’occasion de la guerre italo-éthiopienne, et au nom de l’antifascisme et de la lutte des peuples de couleur, elle soutint inconditionnellement l’empereur féodal Hailé Sélassié, dont elle devint même l’amie. Elle lança un hebdomadaire, New Times and Ethiopia News en mai 1936, qui défendait les thèses panafricanistes. Son internationalisme de la première guerre mondiale fut définitivement relégué aux oubliettes. En 1939, elle forma et devint la secrétaire du Women’s War Emergency Council, qui fit une propagande pour l’effort de guerre et “l’égalité des sacrifices”.
Dans l’après-guerre elle se mit totalement au service de la cause de la nation éthiopienne. Invitée en 1956 par l’empereur à vivre en Ethiopie, elle mourut en 1960 à Addis-Abeba. Ses loyaux services lui valurent d’être enterrée dans la cathédrale de la capitale impériale et son nom fut donné à une rue.
Le livre de Patricia Romero[3] a préféré faire arrêter l’activité révolutionnaire de Sylvia Pankhurst en 1924. Bien qu’il apporte des faits d’un grand intérêt, le livre de Mary Davis présente le défaut de retracer un itinéraire politique dans une continuité. Si il y a continuité, elle fut sans doute dans le caractère généreux et sincère de Sylvia. Mais entre le communisme de gauche de celle-ci à l’époque de la Révolution mondiale et son engagement pour la nation et la patrie, de 1935 à 1945, il y a une rupture. On regrettera que le livre ne se soit pas posé la question si la rupture avec une forme d’idéologie féministe n’a pas été pour quelque chose dans l’engagement communiste de Sylvia Pankhurst, et si, par contre, le retour à cette idéologie n’a pas été l’accélérateur de son désengagement internationaliste.
Philippe Bourrinet. Fonte: http://www.left-dis.nl/f/sylpankh.htm.
[1] Pour des éléments complémentaires, cf. : Mark Shipway, Anti-Parliamentary Communism. The Movement for Workers’ Councils in Britain, 1917-1945, MacMillan Press, Londres, 1988; Bob Jones, Left-Wing Communism in Britain, 1917-1921… An infantile disorder?, Pirate Press, Sheffield, 1991; John Taylor Caldwell, Come Dungeons dark: The life and times of Guy Aldred, Glasgow anarchist, Luath Press, Ayrshire, 1988.
[2] Un récent numéro de la revue de la Communist Workers Organisation (Grande-Bretagne), de tendance “bordigo-léniniste”, passe cette évolution sous silence. Cf. Revolutionary Perspectives, n° 15, automne 1999, “Sylvia Pankhurst: Labour and SWP Falsify History”.
[3] Patricia Romero, E. Sylvia Pankhurst: Portrait of a radical, Yale University Press, 1987.